Le Bodhisattva[1] Avalokitésvara[2], pratiquant profondément la Perfection de sagesse[3]
Réalisa la vacuité des cinq conditions.
C’est ainsi qu’il se libéra de toute souffrance.
« Ô Śāriputra[4], la forme n’est autre que le vide,
Le vide n’est autre que la forme ;
La forme est exactement le vide.
Le vide exactement forme.
Il en est ainsi des sensations, des perceptions, des formations mentales et de la conscience
Ô Śāriputra, toute chose est forme du vide :
Ni née, ni détruite, ni souillée, ni pure, ne s’accroissant pas, ne diminuant pas.
Dans le vide, il n’y a ainsi ni forme, ni sensation, ni perception, ni formations mentales.
Ni conscience ; ni œil, ni oreille, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit ;
Ni couleur, ni son, ni odeur, ni goût, ni toucher, ni objet ;
Ni domaine de la vue, ni domaine de l’esprit
Ni ignorance, ni cessation de l’ignorance ;
Ni vieillesse, ni mort, ni cessation de la vieillesse et de la mort ;
Ni souffrance, ni cause, ni fin de la souffrance ;
Ni voie, ni sagesse, ni gain,
Sans gain : c’est ainsi que le Bodhisattva réalise la Perfection de sagesse,
Sans obstacle dans l’esprit, c’est-à-dire : sans peur.
Le Nirvana est déjà là, au-delà de toutes illusions.
Tous les Bouddhas du passé, du présent et du futur, vivent la Perfection de sagesse
Et atteignent le suprême et parfait éveil.
Ainsi sachez que la Perfection de sagesse
est le mantra[5] sacré, le mantra lumineux,
Le mantra sans égal, le mantra suprême, le mantra qui efface toute souffrance.
Ceci n’est autre que la vérité.
Aussi proclamez le mantra de la Perfection de sagesse et dites :
Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā.![6]
Fin du Soutra du Cœur de la Perfection de sagesse.
[1] Être éveillé. Le bodhisattva aspire à l’état de bouddha, mais renonce au Nirvana tant que tous les êtres ne sont pas libérés.
[2] Bodhisattva qui incarne la compassion.
[3] Paramita : perfection, Prajna : sagesse – Prajnaparamita : « la Perfection de Sagesse». Sagesse intuitive, immédiate et libérée de toute identification personnelle, qui réalise la vacuité en tant que véritable nature de toutes formes.
[4] L’un des principaux disciples du Bouddha.
[5] Syllabe ou nom chargé d’énergie et dont la répétition sert de support à la méditation ou de protection et de support de l’esprit. (N.D.T)
[6] Littéralement : « Eveil, parti, parti, parti vers l’autre rive et déjà arrivé sur l’autre rive – qu’il en soit ainsi. » (N.D.T)
Commentaire
Dans le paysage de l’antiquité Indienne, l’enseignement du Bouddha Sakyamuni est un coup de tonnerre – une révolution. Certes, il y eut avant lui, des philosophes, des ascètes, des mystiques qui renoncèrent aux attraits et aux plaisirs du monde pour se consacrer à une quête spirituelle, à la recherche de notre potentiel le plus élevé, que les ermites indiens appelaient « l’éveil » –, mais tous appartenaient à une élite – aux castes les plus élevées, brahmanes (prêtres) ou guerriers. Et surtout cette quête était réservée aux hommes. Le bouddha ouvrit la porte non seulement aux hommes de toute caste, de toute appartenance sociale, mais de façon plus révolutionnaire et scandaleuse encore : aux femmes.
La deuxième révolution se produit cinq siècle plus tard, au tournant de notre ère, avec l’apparition du Bouddhisme Mahayana[1], qui porte la marque de la compassion : l’intention de la quête spirituelle n’est plus la libération individuelle, mais celle de tous les êtres. Et le héros de cette quête n’est plus l’arhat, qui met fin à sa soif – à son avidité, sa colère et son ignorance – et par là, à sa souffrance – afin ne plus renaître dans le cycle de la vie et de la mort, mais le bodhisattva, qui prononce le vœu de s’éveiller, non pas pour lui-même, mais pour libérer tous les autres êtres. Il ne s’agit plus de se libérer du monde, mais de libérer le monde.
Le bouddhisme Mahayana s’est principalement répandu en Chine, au Tibet, en Corée, au Japon, Vietnam, Bhoutan, ainsi qu’en Occident. Et le soutra du Cœur est le texte le plus connu et le plus souvent récité de cette tradition. Il représente le cœur de l’enseignement de la Prajñā pāramitā, ou Perfection de Sagesse.
Celle-ci est la dernière des six pāramitā ou « perfections » du Bouddhisme Mahayana : Dāna, Générosité ; Śīla, Discipline ou Ethique ; kṣānti, Patience ; Vīrya, Energie ; Dhyāna Méditation et Prajñā : Sagesse. Pāramitā signifie aller au delà. Mais comme nous allons le voir la Prajñā pāramitā décrit la non-dualité, la non-séparation. Et d’une façon assez paradoxale nous pouvons aller au delà parce que la séparation est illusoire et que nous y sommes déjà.
Il existe toute une littérature de la Perfection de Sagesse – qui se présente sous la forme d’un ensemble de soutras très divers, plus ou moins longs, allant de cent mille vers à une seule lettre, la lettre « A », la première du premier mot Avalokiteśvara (qui dans le soutra du Cœur expose la Perfection de sagesse). Le Soutra du Cœur – en Sanskrit, Maha Prajñā pāramitā Hrdaya Sûtra – exprime les enseignements du Bouddha sous une forme particulièrement concise, mais avec une profondeur telle qu’il est considéré comme le cœur même de la Perfection de Sagesse.
Le Bodhisattva Avalokiteśvara,
Avalokiteśvara est donc le premier mot du soutra. Souvent représenté sous une forme androgyne, Il/elle est le personnage principal du Soutra. Avalokiteśvara est considéré comme l’incarnation de la compassion de tous les Bouddhas, de même que Manjusri est considéré comme l’incarnation de leur sagesse non-duelle. Et tous deux représentent les qualités indissociables de l’éveil.
Avalokita veut dire « celle qui écoute les cris du monde », śvara, le seigneur, qui regarde d’en haut. Mais Avalokiteśvara ne nous regarde pas de haut au sens péjoratif du terme ; elle regarde d’en haut, parce que son regard embrasse tous les êtres, c’est avec des yeux remplis d’amour qu’elle voit tous ceux qui souffrent. Et sa compassion est sans limite, elle inclut tous les êtres sensibles de façon impartiale.
Une histoire décrit Avalokiteśvara occupée à vider le samsara, la tâche est immense … Mais elle déploie une énergie gigantesque jusqu’à ce que que le samsara soit enfin vidé, Avalokiteśvara fait alors une pause et cligne un instant les yeux… Mais lorsqu’elle les rouvre, le samsara s’est à nouveau rempli… Avalokiteśvara connaît alors un « burn out» absolu : elle explose en 1000 morceaux. Amitabha, le Bouddha de la Lumière infinie vient alors à son secours, il recolle les 1000 morceaux qui deviennent autant de bras ; non seulement cela, mais il lui donne 11 têtes (dont sa propre tête) afin qu’elle puisse voir dans toutes les directions.
Mais pourquoi Avalokiteśvara est-elle le premier mot du Soutra du Cœur? Pourquoi elle et non pas Manjusri, le bodhisattva de la Sagesse, puisque c’est de sagesse (prajñā) dont il s’agit. On peut penser que les premiers mahayanistes souhaitaient donner le premier rôle au bodhisattva qui symbolise le point essentiel sur lequel se fonde leur école : la compassion. Mais si l’on regarde de plus près, on découvre au plus profond l’aspect primordial de la compassion. La compassion est le fonctionnement même, de l’intelligence primordiale qui se déploie. Elle est déjà là, présente au cœur des phénomènes – elle est au cœur du vivant. Les organismes ne se désagrègent pas. Nos cellules se maintiennent et se reproduisent. Les planètes continuent à graviter autour du soleil, les électrons autour des neutrons. La table sur la quelle j’écris ces lignes ne s’effondre pas, l’ordinateur ne se désagrège pas, ni (pour l’instant) moi-même.
La compassion est déjà là, manifeste dans le fait qu’il y a des apparences – plutôt que rien. Elle est là, vibrante dans la cohérence de l’univers, dans l’interdépendance de tous les phénomènes. Il est parfois possible de percevoir, au cours d’un sesshin ou d’une retraite intensive de méditation, que l’univers tout entier est vivant et qu’il palpite et danse dans le silence assourdissant du temple, du zendo, de la grotte ou de la forêt.
Pratiquant profondément la Perfection de sagesse
Réalisa la vacuité des cinq conditions.
C’est ainsi qu’il se libéra de toute souffrance.
Le Soutra se fonde sur la méditation – le samādhi – d’Avalokiteśvara et le nôtre. Loin de prodiguer un enseignement doctrinal, il nous invite à faire ce que fait Avalokiteśvara : nous asseoir, méditer, entrer en samādhi et réaliser la vacuité – la nôtre et celle de tous les phénomènes. Les cinq conditions ou skandhas sont les constituants physiques et mentaux de ce que nous percevons comme étant notre moi, notre ego, notre être : la forme, qui inclut la corporéité, les sensations, perceptions, formations mentales (nos tendances, nos préférences, nos automatismes) et la conscience.
Le vide est l’enseignement central de la Perfection de Sagesse, il résume à lui seul les principaux enseignements du Bouddha Sakyamuni : l’absence d’un soi fixe, l’impermanence, et l’interdépendance de tous les phénomènes. La réalisation du vide, la perfection de sagesse, dit le sûtra « met fin à la souffrance » – au mal être.
Le vide est pourtant un enseignement du Bouddha souvent mal compris et qui, mal compris, « devient pareil à un serpent venimeux que l’on saisirait par le mauvais bout », dit le grand maître Nāgārjuna, qui vécut au deuxième siècle.
Le vide n’est pas un néant. Il ne signifie pas que la forme, les sens ou les phénomènes n’existent pas, mais qu’ils sont vides de nature propre – autrement dit, dépourvu de séparation. «Quand Avalokiteśvara, dit que cette feuille de papier est vide, il veut dire vide d’existence autonome et séparée. Elle ne peut pas exister par elle-même. Elle doit inter-être avec le soleil, les nuages, la forêt, le bucheron, l’esprit et tous les autres phénomènes.»[2]
Le terme sanskrit est Śūnyatā. Śūnya signifie à la fois vide et zéro. Le zéro indien diffère fondamentalement du zéro occidental. Quand ce dernier indique qu’il n’y a rien, le zéro indien, le cercle de Śūnya, désigne la plénitude, la complétude, la totalité.[3] Śūnyatā ne veut pas dire qu’il n’y a rien, mais potentiellement tout – tous les autres phénomènes, l’univers tout entier. Ce vide est prégnant de tous les possibles.
Avalokiteśvara nous invite à remettre notre « moi » en question. Quelle est cette personne que je crois être « moi » ? Qui suis-je ? Questionner non seulement la vacuité du moi, mais aussi celle des facteurs constitutifs de ce moi : corps, sensation, perceptions, tendances et conscience – le corps et l’esprit auquel nous nous identifions.
Nous touchons ici au cœur de la condition humaine – au cœur de notre angoisse. Nous ressentons la force de notre « moi », nous sommes perpétuellement préoccupés par nous-même, pourtant ce « moi » sur lequel se fonde notre existence est introuvable. Quand nous méditons, quand nous tournons la lumière de notre esprit vers l’intérieur, nous pouvons voir quantité de pensées qui se réfèrent au « moi », quantité de scénarios qui le mettent en scène, mais aucune substance, aucun noyau. Il demeure introuvable. Et non seulement le moi, mais l’esprit lui-même est insaisissable. Toute notre civilisation, l’éducation, l’économie, les informations, les medias, les religions entretiennent pourtant la fiction d’un être, d’une entité séparée[4]. Nous touchons ici à la dimension sociétale de la violence intérieure, qui consiste à entretenir la fiction d’un moi permanent, étanche et indissoluble et à son corollaire : la dépression. Chacun de nous, méditant ou non, bouddhiste ou non, avons tous ressenti ce pincement de cœur, cette angoisse de ne pas être quelqu’un ou quelque chose de fixe. Toute la littérature de la perfection de sagesse nous invite à lâcher toute idée de nous-même, à nous désoccuper de maintenir la fiction de ce « moi » que nos pensées tentent sans cesse de maintenir. C’est en faisant face à notre désir d’être quelqu’un ou quelque chose et à l’impossibilité de trouver un moi permanent, un « soi », un « moi », un « esprit », et en demeurant dans cette absence de quelque chose de fixe, c’est à dire dans l’inconnu, que nous nous libérons du mal être – de la souffrance. C’est en nous accordant l’espace de ressentir ce que nous ressentons, d’être pleinement qui nous sommes que nous laissons se manifester notre nature spacieuse. Eihei Dogen, le maitre zen du 13ème siècle qui fonda l’Ecole Soto au Japon écrit : « Etudier la Voie du Bouddha, c’est étudier le soi, Etudier le soi, c’est s’oublier. S’oublier, c’est être attesté par tous les Dharmas (tous les phénomènes). Être attesté par tous les dharmas, c’est abandonner le corps et l’esprit, le notre et celui d’autrui. C’est voir disparaître toute trace d’Eveil et faire apparaitre constamment cet éveil sans trace.[5]»
Réaliser la vacuité des cinq conditions, c’est abandonner toute croyance au sujet de nous-même et d’autrui, c’est cesser toute tentative, lâcher, toute idée de devenir quelqu’un ou quelque chose. En nous enseignant que le soi, le moi, est vide de nature propre, Avalokitésvara et la Perfection de Sagesse nous invitent à regarder notre attachement à un moi introuvable avec humour – à rire du soi, plutôt qu’à le combattre, comme Don Quichotte chargeant les moulins à vent. Elles nous ouvrent la porte de la libération et nous invitent à lâcher quelque chose qui n’a aucune existence tangible et auquel nous continuons à nous accrocher au prix de notre souffrance.
Lama Shabkar, un yogi tibétain du début du XIXème siècle, dit avec humour : Maintenant que vous avez examiné et cherché l’esprit, sans trouver le moindre atome de matière qui vous permettrait de proclamer : « Voilà l’esprit !» C’est cette absence de quoi que ce soit qui est la découverte suprême.[6]
« Ô Śāriputra, la forme n’est autre que le vide,
Le vide n’est autre que la forme ;
La forme est exactement le vide.
Le vide exactement forme.
Il en est ainsi des sensations, des perceptions, des formations mentales et de la conscience
En proclamant que le vide est exactement forme, le soutra affirme l’identité des deux vérités du bouddhisme, la vérité relative ou vérité conventionnelle, et la vérité absolue – celle de la non-dualité dans laquelle la réalité est indivisible.
Si la forme est vide de nature propre, cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas : ce vide n’est pas un néant, mais la nature de la forme et celle-ci est l’apparence du vide.
Ô Śāriputra, toute chose est forme du vide :
Ni née, ni détruite, ni souillée, ni pure, ne s’accroissant pas, ne diminuant pas.
Puisque qu’aucune chose n’est séparable, elle n’a pas existence propre, elle n’a jamais commencé à exister, elle n’est jamais apparue, et ne pourra jamais disparaître. Seules les apparences naissent et disparaissent comme autant de mirages. Sans « soi », comment, un être ou une chose pourraient-ils être purs ou souillés et s’accroître ou diminuer ?
Dans le vide, il n’y a ainsi ni forme, ni sensation, ni perception, ni formations mentales.
Ni conscience ; ni œil, ni oreille, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit ;
Ni couleur, ni son, ni odeur, ni goût, ni toucher, ni objet ;
Ni domaine de la vue, ni domaine de l’esprit
Ici, le Soutra prend la perspective de la vérité absolue, celle de la non dualité ou du corps de l’unité. « Dans le vide » ou dans l’absolu, tout est un. Un adage célèbre du zen dit que lorsque commence la pratique, « les montagnes sont des montagnes et les rivières sont des rivières » et, qu’après une pratique intensive, vient l’expérience de l’unité de toute chose. « Les montagnes ne sont plus alors des montagnes et les rivières ne sont plus des rivières ». « Tout est le corps de l’unité »[7]. Puis, finalement, après davantage de pratique, des années ou des décennies, « les montagnes sont à nouveau des montagnes et les rivières, à nouveau des rivières. » Le pratiquant perçoit non seulement l’unité, mais la diversité de tous les phénomènes.
Dans le vide « les montagnes ne sont plus des montagnes ». Les mots séparent la réalité de façon arbitraire. Le mot « montagne » est une abstraction. La montagne est inséparable du vent, des arbres et de la multitude de plantes et d’êtres vivants qui la peuplent, des sources, des cascades, des rivières, de la Terre. Dans le vide, forme, sensation, perception, formation mentale et conscience, les organes, la fonction et le domaine des sens, le mental et le domaine de l’esprit, sont autant de catégories arbitraires utilisées dans la psychologie bouddhiste de l’Abhidharma[8]. Qu’est-ce qu’un œil, ou une main, qui perçoit une forme, sans les terminaisons nerveuses qui les relient au cerveau, les vaisseaux, le sang, le cœur, les fascias, l’ensemble des muscles.
Ni ignorance, ni cessation de l’ignorance ;
Ni vieillesse, ni mort, ni cessation de la vieillesse et de la mort ;
Ni souffrance, ni cause, ni fin de la souffrance ;
Ni voie, ni sagesse, ni gain,
Prenant ici la perspective de l’absolu, le Sutra du Cœur retire véritablement le sol de sous nos pieds. Il annihile notre référentiel, nos critères, nos catégories et avec eux, les principaux enseignements bouddhistes : les Quatre Noble Vérités : la souffrance – le mal-être, les causes de la souffrance, la fin de la souffrance et le chemin – le sentier octuple qui mène à la fin de la souffrance, la sagesse, le gain : la libération, le nirvana.
Aucune autre religion, aucune autre philosophie, aucune autre doctrine ne pousse la logique jusqu’à nier le socle sur laquelle elle se tient. Même avec la doctrine des deux vérités, la vérité relative ou temporaire et la vérité absolue, le Soutra du Cœur s’avère « fort de café » : il va jusqu’à nier la Sagesse, le point principal de son propre titre (Soutra du Cœur de la Perfection de Sagesse.)
Encore une fois ce n’est pas tant que l’ignorance, la cessation de l’ignorance, la vieillesse, la mort ou la souffrance n’existent pas, mais qu’elles sont dépourvues de nature propre : elles ne sont pas séparées les unes des autres ni du reste de l’univers, ni de la pensée d’un « soi ». Le Soutra du Cœur est une entreprise de dé-réification. Il nous invite à dé-solidifier les phénomènes, à les rendre à la fluidité de l’impermanence. Les mots séparent et portent à croire qu’une fois débarrassé de sa souffrance, le je, le soi, ira mieux. Mais le soi, lui non plus – nous l’avons vu – n’a aucune existence propre, aucune fixité. Libéré du mal-être, c’est un autre soi. Mais comment se libérer du mal-être ? Le Soutra du Cœur nous invite à lâcher toute idée de nous même, tout concept de souffrance et de séparation. C‘est en lâchant toute idée de souffrance, toute élaboration pour simplement et pleinement ressentir ce qui est à cet instant même – sans le filtre des concepts – que nous nous libérons de la souffrance. Autrement dit, c’est en prenant la souffrance à cœur, en devenant un avec elle, non pas en la gardant à distance que celle-ci se libère.
Ni gain veut dire sans idée de gagner ou de réaliser quoi que ce soit d’autre. Il s’agit de lâcher la peur et l’espoir et de se détacher des huit dharmas mondains : gain et perte, bonheur et souffrance, célébrité et anonymat, louange et blâme.
Sans gain : c’est ainsi que le Bodhisattva réalise la Perfection de sagesse,
Cette absence de gain prend ici une signification plus profonde : réaliser la Perfection de sagesse, c’est lâcher la perspective du vide – tout attachement à l’absolu, lâcher tout attachement à une perspective quelle que soit celle-ci.
Le premier tournant du Soutra du cœur était de prendre la perspective du vide. L’expérience de l’absolu génère une sorte d’exaltation. On perçoit quelque chose que l’on n’avait jamais vu au par avant : « Tout est Un ». « Seul Je Suis » – et si l’on s’y attache, le « je » s’empare de l’expérience et la réifie. Tous les maîtres bouddhistes nous mettent en garde contre cet attachement. Dans le Sandokaï, un poème que l’Ecole Zen Soto vénère comme un soutra, le Maitre chinois du huitième siècle, Shitou Xiqian prévient : « Voir l’absolu n’est pas encore l’Eveil ».
L’attachement à l’absolu entrave la manifestation de la compassion. La compassion authentique est non seulement le fruit de l’expérience de l’unité, l’expérience que rien n’est séparé et que l’autre et moi-même sommes « un seul corps », mais encore celle que chaque être et chaque forme est unique – l’unité est la diversité. Et l’unité n’entrave nullement la diversité. Tous les phénomènes sont le corps de l’unité et, en même temps, chacun d’eux est absolument unique. Sans discernement, pas de Sagesse, pas non plus de compassion. Pour que celle-ci opère nous devons voir, entendre, écouter, sentir le besoin de l’autre.
Ici le Soutra du Cœur prend un second tournant et lâche prise sur l’absolu : « les montagnes deviennent à nouveau des montagnes et les rivières, des rivières. »
« Un bodhisattva n’a pas de territoire », disait le Maitre tibétain Chogyam Trüngpa, pas d’opinion, aucune rigidité. Il prend et abandonne librement la perspective de l’absolu celle de la vérité conventionnelle. Il lâche en fait toute perspective fixe : telle est la Réalisation de la perfection de Sagesse.
Sans obstacle dans l’esprit, c’est-à-dire : sans peur.
Le Nirvana est déjà là, au-delà de toutes illusions.
N’ayant pas ou n’étant pas une entité séparée, je suis libre par nature et cette nature est spacieuse. N’étant pas cloisonnée, elle est dépourvue d’obstacle. La nature vide est la nature de l’esprit – la Nature de Bouddha. Elle est naturellement lumineuse. Pas besoin de rechercher cette lumière, pas besoin de l’intensifier, elle est déjà là, elle est pure présence, elle est pure conscience. Sans barrière, l’intime est déjà présent, plus intime que mes pensées les plus intimes – intime impersonnel, la pure conscience : le Nirvana – la conscience naturellement éveillée n’est autre que la conscience, qui voit les formes, entend les sons et perçoit le froid et le chaud, mais aucune préoccupation, aucune pensée, aucun attachement, ne la captive. Cela ne veut pas dire qu’aucune pensée n’apparait, mais qu’il n’y a plus de saisie.
Tous les Bouddhas du passé, du présent et du futur, vivent la Perfection de sagesse
Et atteignent le suprême et parfait éveil.
« Seul un Bouddha connaît un Bouddha[9]», seul un Bouddha atteint l’Eveil parfait. Le Bouddha historique, le Bouddha Sakyamuni, enseigne « qu’il y a un non né, non devenu, non composé, non conditionné. » Ce non né, non devenu, non composée, non conditionné n’est pas ailleurs, ni autre chose, il est notre nature, il est le cœur du cœur, le cœur de la Perfection de Sagesse, l’essence de tous les Bouddhas.
Ainsi sachez que la Perfection de sagesse
est le mantra sacré, le mantra lumineux,
Le mantra sans égal, le mantra suprême, le mantra qui efface toute souffrance.
Ceci n’est autre que la vérité.
Aussi proclamez le mantra de la Perfection de sagesse et dites :
Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā !
Fin du Soutra du Cœur de la Perfection de sagesse.
Le mot mantra est composé de deux syllabes, man qui veut dire penser et –tra, un suffixe qui indique une action. Gate, gate, partage parassam gate, bodhi svaha veut dire : « Parti, parti, parti vers l’autre rive et déjà arrivé sur l’autre rive – l’Éveil – qu’il en soit ainsi. » Cependant, c’est le son, la vibration du mantra, qui entre en résonnance avec l’univers et, plutôt que le sens, c’est lui qui est essentiel. Le mantra est une parole sans concept, la parole du Cœur, il est la quintessence du Soutra du Cœur. Et celui-ci est un appel à lâcher prise, lâcher prise sur toute idée, toute opinion de nous-même et du monde. Mais une fois encore, il ne s’agit nullement d’abandonner le monde, mais ce qui nous en sépare – ce qui nous sépare de nous-même, le filtre des concepts : nos idées, nos images, nos élaborations. Il s’agit d’être pleinement dans le monde ou plutôt, d’être pleinement et totalement le monde, de le servir et d’en prendre soin. Nous vivons depuis plus de deux mille ans dans l’idée que nous sommes des êtres séparés, appelés à établir notre domination sur la terre et les autres espèces. Et cette idée nous a conduit au bord du gouffre. « Le monde entier, dans les dix directions, est le véritable corps de d’être humain[10]» nous enseigne le Soutra du Cœur. Percevoir la non-séparation, l’unité du monde et l’interdépendance de tous les phénomènes, n’est pas une idéologie mystique plus ou moins inateignable, mais une nécessité absolue. Ce texte vieux de 1600 ans est étonnement contemporain. Il nous appelle à une tâche pressante : secourir notre corps et devenir nous-même, une tête, un bras, une main d’Avalokiteśvara.
[1] Terme sanskrit qui signifie « grand véhicule ».
[2] The Heart of Understanding: Commentaries on the Prajnaparamita Heart Sutra
Thich Nhat Hanh, Parallax Press
[3] Voir The Heart Attack Sutra. A New Commentary on the Heart Sutra
Karl Brunnholzl, Shambhala
[4] Voir Notes pour une Révolution bouddhiste
David Loy, Èditions Kunchab
[5] Treasury of the True Dharma Eye (Shōbōgenzō)
Dogen (édité par Kazuaki Tanahashi), Shambhala
Voir également : La Vision Immédiate, Nature, Eveil et Tradition selon le Shōbōgenzō,
Dogen – Traduction et commentaire : Bernard Faure, Le Mail
[6] The Flight of the Garuda
Shabkar, Tzogdruk Rangdrol, Rangjung Yeshe Publications
[7] Le Cercle Infini, Méditations sur le Soutra du Cœur
Bernie Glassman, Albin Michel
[8] L’Abhidharma recueil de commentaires consacrés aux exposés philosophiques et psychologiques de l’enseignement du Bouddha.
[9] Treasury of the True Dharma Eye (Shōbōgenzō)
Dogen (édité par Kazuaki Tanahashi), Shambhala
[10] Xuansha, cité dans Treasury of the True Dharma Eye (Shōbōgenzō)
Dogen (édité par Kazuaki Tanahashi), Shambhala
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