Emmanuel O., disciple de la Voie, m’indique qu’après deux semaines de sesshin [1], la rentrée à Paris fut singulièrement difficile : « Une galère — dur de me réinvestir, dur de me remettre dans le sens de ma vie… Comment faire ? »
Passer huit heures par jour assis en zazen[2] au sommet des Pyrénées en Catalogne, revenir au centre de soi-même, éprouver l’intime, ressentir l’unité de l’univers est une chose, intégrer cette expérience dans notre vie quotidienne en est une autre. Comment vivre la vie du Bouddha dans le brouhaha de la vie quotidienne ? Comment réaliser la vie de l’Eveil au milieu des rivalités et des conflits ? Comment demeurer dans la Présence sur le parvis des centres commerciaux et les allées des hypermarchés ?
Nous sommes sans arrêt assaillis par l’âpreté du monde du travail, envahis par les informations et la publicité, qui n’ont de cesse de nous projeter au devant de nous-même en nous faisant croire que quelque chose nous manque et qu’il nous faudrait l’acquérir ou devenir ceci ou cela.
George Devereux — le fondateur de l’ethnopsychiatrie — disait, il y a 40 ans, que nous vivions « dans une société profondément névrosée », qui n’a aucun autre idéal à proposer à ses enfants qu’une image de cadre à l’eau de rose, et la perspective d’accumuler des biens matériels. Pouvoir-matérialisme-égoïsme. Devereux était en guerre contre les béhavioristes qu’il regardait comme des nazis glorifiés parce que ceux-ci considéraient l’adaptabilité comme l’unique critère de la santé mentale. Lui-même voyait, au contraire, les personnes névrosées de notre société névrosée comme pouvant être fondamentalement saines, et celles parfaitement adaptées et apparemment saines comme fondamentalement névrosées. A cet égard, les choses ne se sont certainement pas améliorées depuis les années 60. Les objets – et nous même – sommes devenus un peu plus jetables. En proie au monde de la quantité, nous devons faire du chiffre et exister par comparaison à ceux qui en font moins ou en repoussant ceux qui n’en font pas assez.
L’angoisse de notre précarité prime sur toutes nos autres souffrances. J’ai beau chercher en moi, je ne perçois rien de permanent, rien qui soit solide. Nous vivons dans la civilisation des objets. Celle-ci appuie toujours là où ça fait mal en nous donnant à penser que nous sommes des entités, des objets séparés au milieu d’autres objets qu’il nous faut acquérir, séduire, conquérir — objets avec lesquels nous devons rivaliser ou , contre lesquels nous devons nous prémunir. La civilisation des objets est la fille du péché originel ; invariablement, elle nous fait croire que quelque chose nous manque et que cela ira mieux plus tard, quand nous aurons obtenu l’objet plus ou moins lointain de notre convoitise : le nouvel Eden ou nouveau statut qui saura nous conférer une stabilité imprenable [3]. En attendant, nous nous sentons incomplets : pas très sûrs de notre existence propre et certainement incapables de nous trouver une identité, un soi, une essence qui ne soit pas éphémère. Voilà bien l’ironie de notre grande douleur : tout bouge, tout est vivant, rien n’est séparé, et je dois agir, me conduire, faire du chiffre, rentabiliser, me protéger, comme si j’étais une entité autonome tentant de survivre au milieu des autres entités. Je suis un objet incomplet et insatisfait, parce que je suis vivant et que tout est vivant. Il n’y a rien auquel je puisse m’identifier.
Je n’ai aucune recette miracle, aucune « technique » de méditation à proposer, si ce n’est simplement ceci : retourner encore et encore à la Présence, s’adonner à ce geste d’amour de soi, qui consiste à pleinement embrasser l’instant présent.
Lorsque qu’il y a trente et quelques années un instructeur m’avait montré la posture de zazen et fait les premières recommandations pour méditer, il m’avait conseillé de me centrer sur le hara, deux doigts au dessous du nombril. A l’époque, j’avais compris le zen comme une sorte d’art martial interne qui me protègerait des souffrances psychiques que je sentais bouillonner et monter en moi et que j’aurais voulu reléguer dans une sorte de poubelle nucléaire destinée à être enterrée à 1000 km sous terre. Aujourd’hui, c’est le cœur que je ressens davantage dans l’assise — le cœur qui reprend sa place et s’assoit, non pas tant l’organe lui-même, mais l’espace où se déploie la présence — l’intime.
Embrasser l’instant présent, c’est lâcher prise de la séparation, abandonner les stratagèmes pour se protéger de l’univers et entrer en amitié avec soi-même, entrer en amitié avec le monde. Être intime. Je parle donc d’un élan de tendresse[4] à son propre égard : revenir à l’intime encore et encore ; il s’agit d’une ouverture qui peut s’accomplir cinq fois, dix fois, vingt fois par jour. Il ne s’agit pas de poser un coussin de méditation dans son bureau et de s’y asseoir, mais de ralentir et de prendre le temps d’une (ou plusieurs) respiration profonde, attentive, en lâchant quelques instants ce qui me projette vers l’avant : projets, conflits, désirs, etc. et de retourner cette projection vers l’instant présent. Il est question ici d’un engagement envers nous-même, d’une résolution sans faille qui nous invite à retourner encore et encore à la Présence, notre propre présence. Retourner un instant à la Présence et lâcher cela aussi — lâcher le lâcher-prise puis reprendre le travail que nous étions en train de faire. Je parle d’une pratique incessante qui ne se limite pas à une assise formelle du matin ou du soir mais se tisse d’un instant à l’autre à travers notre vie toute entière sans que nous séparions le profane et le sacré, la « pratique » du « restant de notre existence ».
Dans l’instant présent, il n’y a ni « moi », ni séparation, uniquement l’immédiateté de ça : la sève de vie déployée dans toutes ses apparences, dans tous ses états. Cette vie omniprésente est impalpable, insaisissable, parce qu’elle n’est pas « quelque chose » mais la source et le souffle de toutes les apparences, et c’est en elle que nous retournons encore et encore au cœur de notre pratique.
Retourner à la présence ne veut pas dire accepter de se laisser piétiner en chantant béatement : « tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil », mais de puiser notre source dans l’intime impersonnel, plutôt que dans nos pensées personnelles, égocentrées, s’ouvrir à l’inconnu plutôt que s’enfermer dans nos idées préconçues [5].
S’ouvrir à l’inconnu nous fait percevoir l’humour de notre situation : l’envers de mon anxiété de ne pas exister suffisamment, d’être dépourvu d’un soi fixe, d’être une sorte d’oignon dont on pourrait dépouiller les perceptions, les sensations, les émotions, les habitudes mentales, désirs, conscience, etc. comme autant de peaux, sans parvenir à un noyau, sans découvrir la moindre graine, sans y trouver une essence palpable. L’envers de mon angoisse — ou plus exactement, mon endroit — c’est ma libération. Je ne suis pas une entité fermée, un enclos séparé, mais une ouverture. Autrement dit, il n’y a rien d’autre que la Présence spontanée — le déploiement de la source à cet instant même. La sève de tous les Bouddha est qui je suis quand se lâche le « je ». Dépourvu d’un soi fixe, je suis l’espace sans limite, l’expression spontanée de l’intelligence primordiale. Ne pas être une entité séparée est une bonne nouvelle.
Michel Genko Dubois
[1] Littér. « Revenir au Cœur » ou « se concentrer sur l’esprit-cœur » : Retraite intensive de méditation zen
[2] Recueillement assis dans le zen, demeurer dans la présence sans attachement, sans but, ni fixation aucune.
[3] Voir David Loy : Notes pour une révolution bouddhiste, Editions Kunchab
[4] De mémoire, Chogyam Trungpa disait que cette tendresse était la condition si ne qua non pour se connaître soi-même.Voir également le livre d’Eric Rommeluère : Les Bouddhas naissent dans le feu, Edition du Seuil
[5] Bernie Glassman : L’Art de la paix, Edition Albin Michel
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